Gaëlle Lacaze
Professeure à l'UFR de Géographie
Spécialiste des peuples turco-mongols, Gaëlle Lacaze vient de recevoir la plus haute distinction du gouvernement mongol, la médaille de l'« Étoile polaire ». Cette chercheuse passionnée contribue depuis plus de trente ans au développement des relations entre la Mongolie et la France au sein de l'UFR de Géographie.
La Mongolie est souvent dépeinte comme un pays montagneux et aride. Comment est né votre intérêt pour son peuple et sa culture ?
Depuis la petite enfance, je suis passionnée par les peuples nomades. C’était en premier lieu des populations amérindiennes. Au collège, j’ai choisi le russe comme deuxième langue vivante, en hommage à mon grand-père, mais aussi pour sortir de la carte scolaire, car mon collège se trouvait dans une ZEP, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. J’ai continué le russe en DEUG, puis en licence d’ethnologie à l’Université de Paris X-Nanterre. Quand la question s’est posée de choisir une région de prédilection pour effectuer mes recherches de terrain en maîtrise, j’ai décidé de m’orienter vers le monde « postsocialiste », qui entrait alors dans une nouvelle ère à la suite de la chute du mur de Berlin.
Après avoir pris contact avec la seule spécialiste de ces régions du département d’ethnologie de Nanterre, Roberte Hamayon, spécialiste des Bouriates, des Mongols de Russie, j’ai commencé à prendre des cours de mongol à l’INALCO, avec Jacques Legrand. L’année suivante, en 1992, le centre d’études mongoles de l’Université nationale de Mongolie (MUIS) ouvrait sa première bourse d’accueil à destination d’un doctorant français. Or, la Mongolie étant restée inaccessible aux étrangers pendant près de 70 ans, depuis 1921, j’étais la seule candidate potentielle, et le département d’ethnologie a donc favorisé ma candidature. Après différentes péripéties administratives, je suis arrivée en Mongolie en janvier 1993 pour une première année d’études…
Vous utilisez diverses techniques d’investigation ethnographique. Comment se déroule votre travail sur le terrain ? Comment allez-vous à la rencontre des populations mongoles et quel accueil vous est réservé ?
J’ai toujours essayé de co-construire mes recherches de terrain. Elles sont facilitées depuis que je parle mongol et plus seulement russe. Mon travail consiste à la fois à observer, à prendre part à la vie quotidienne en vivant de préférence chez l’habitant et à conduire des entretiens les plus ouverts possibles. Cette immersion chez l’habitant se fait le plus souvent en échange de contreparties matérielles comme les dons d’aliments, de produits manufacturés ou d’essence. Ces entretiens sont parfois structurés autour de livrets visuels et/ou de films discutés en « focus groupe ».
Comme beaucoup d’ethnologues, j’adapte mes méthodes à chaque thèmes et situations de recherche. En général, on met les pieds dans un réseau de parenté ou de travail et, de fil en aiguille, on arrive à rencontrer plein de monde. Par chance, les Mongols sont très curieux, avides de relations sociales, comme nombre de peuples nomades, et iconophiles. L’une des questions les plus fréquemment posées à un étranger est : « as-tu beaucoup d’amis ? » Par ailleurs, tout est bon pour se faire prendre en photo, ce qui représente un avantage pour l’ethnologue qui utilise des méthodes visuelles.
Vous avez travaillé sur différentes thématiques comme l’alcoolisme, le négoce transfrontalier, les rapports de classes de sexe, les migrations régionales et internationales. Quel aspect vous a le plus marqué ?
Malgré leur apparente diversité, ces thèmes comportent plusieurs points communs : ils sont tous liés au corps ; ils caractérisent ou ont caractérisé la contemporanéité de la société mongole à différents moments de sa transition démocratique ; ils constituent des sujets d’actualité légitimes pour certains, mais tabous ou « sales » pour d’autres. Ce dernier point est peut-être le plus marquant, car il implique des positionnements éthiques et déontologiques importants. Par exemple, sur l’alcoolisme, j’ai travaillé avec les Alcooliques Anonymes locaux (AA), une association qui siégeait dans l’ambassade du Vatican à Oulan-Bator. Avec les AA, j’ai été introduite auprès de certains services de police avec lesquels j’ai fait des maraudes nocturnes. Dans ce contexte, ma recherche était légitime, voire nécessaire. En revanche, dans le reste de la société comme dans le contexte académique, la divulgation de ce thème de recherche a toujours entraîné des remarques, souvent déplaisantes.
La culture mongole est-elle si éloignée de la nôtre ? rencontrent-ils les mêmes problématiques que nous ?
La culture mongole s’inscrit dans des traditions pastorales nomades, un environnement semi-désertique froid, un climat hyper-continental et une histoire en pleine révolution au début de mes recherches. Elle est donc très différente de la nôtre. Aujourd'hui encore, la société mongole change en permanence…
La Mongolie constitue une « vraie démocratie », ce qui semble assez exceptionnel parmi les anciens pays socialistes d’Asie. Elle est, de plein fouet, concernée par le changement climatique, mais aussi par la question des terres rares et de l’exploitation minière. Le PIB mongol repose sur trois piliers interdépendants : les ressources minières, l’élevage et le tourisme. Sans éleveurs nomades, plus de vastes espaces de pâture et donc plus de touristes. Or, l’élevage nomade extensif et les mines d’or, de charbon, de cuivre, etc., ne font pas bon ménage… En outre, pour éviter l’alternative Chine vs. Russie, le pays développe une « troisième voie » en multipliant les partenariats internationaux en particulier concernant l’extraction minière. La Mongolie est donc très dépendante des investissements directs à l’étranger.
Comment conciliez-vous votre enseignement et votre travail de recherche ?
Je suis très attachée à cette double casquette, même s’il faut jongler avec le calendrier universitaire. Tant que j’étais étudiante, j’ai bénéficié de bourses pour aller sur le terrain et je revenais en France pour la deuxième session d’examens. J’en profitais pour me refaire une santé, car les années 1990 ont été marquées par une longue pénurie. Après la dissolution du COMECON, tous les partenariats économiques ont dû être renouvelés et, en attendant, les magasins sont restés vides. Quand j’ai été recrutée comme maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg en 2005, je faisais alors partie d’un vaste programme de recherches sur les frontières sino-mongolo-russes. J’ai donc effectué mes recherches de terrain durant les vacances d’été ou en aménageant mon emploi du temps afin de libérer les semaines encadrant les vacances de printemps pour bénéficier d’un mois de liberté académique. Les calendriers universitaires se resserrant, les aménagements devenaient plus difficiles… J’ai donc sacrifié de nombreuses vacances à mes recherches de terrain. Mais, c’est essentiel pour actualiser ses enseignements et publier à partir de données inédites. Sans ce rapport rapproché au terrain, je ne ferais que ressasser des données obsolètes compte-tenu de la vitesse des changements qui s’opèrent dans la région. Si l’on cumule tous mes séjours en Mongolie, j’ai en tout passé près de 8 ans de ma vie sur le terrain !
Vous venez de recevoir la plus haute distinction du gouvernement mongol, la médaille « Etoile polaire ». Comment avez-vous vécu cette reconnaissance ?
Avec beaucoup d’émotions. C’est un peu comme la légion d’honneur, mais là, elle vient de mon pays d’adoption, de prédilection et d’attachement. Elle marque près de trente ans de recherche, des collaborations multiples, un investissement de tous les jours auprès des étudiantes et étudiants que j’accompagne dans leurs recherches, mais aussi avec les migrantes et migrants mongols en France.
Quels sont vos prochains projets ?
Avec mon collègue Mathieu Mollet, maître de conférences HDR en écologie à l’ISAE de Sorbonne Université, nous conduisons depuis 2019 une recherche sur la résistance et la résilience des pasteurs nomades du Gobi face au changement climatique. Nous avons d’abord accompagné une étudiante du master de géographie GAED – parcours « Culture, politique, patrimoine », Hasutoya Borujigin, dans la rédaction d’un mémoire tiré de l’analyse quantitative des réactions des éleveurs mongols du Gobi face au stress climatique. Nous préparons actuellement un séjour sur le terrain prévu en mai-juin 2022 pour prolonger cette analyse par une recherche qualitative auprès des éleveurs. Initialement prévu en 2021, cette recherche de terrain, soutenue par le CNRS - Projets Exploratoires Premier Soutien (PEPS) INEE, a été retardée par la pandémie. Avec Mathieu Mollet, nous travaillons également à l’élaboration d’un serious game afin de comprendre les stratégies des éleveurs face aux catastrophes naturelles et d’anticiper leurs capacités de résistance et de résilience en prévision du changement climatique.