Eric Anceau : « Il n’y a pas de meilleure vitrine pour un pays qu’une organisation réussie des JO »
Enseignant et chercheur à Sorbonne Université, Éric Anceau est un historien spécialisé, entre autres, dans l’histoire du XIXe siècle. Une époque marquée par le retour des Jeux Olympiques en 1896, dont il a suivi l’évolution historique jusqu’à aujourd’hui.
Les Jeux Olympiques ont-ils toujours été un événement incontournable ?
Eric Anceau : Cela n’a pas toujours été le cas. Les premiers Jeux de l’ère contemporaine, recréés par référence à ceux de l’Antiquité grecque, à l’initiative de Pierre de Coubertin ici-même, dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, en 1894, n’ont pas connu un grand retentissement. Après ceux d’Athènes en 1896, ceux de Paris en 1900 sont ainsi organisés dans le cadre de l’Exposition universelle qui se déroule, cette année-là, dans la capitale française dans l’espoir de profiter du public de celle-ci, mais ils attirent bien moins de monde qu’elle. L'événement ne prend vraiment une grande dimension que dans l’entre-deux-guerres avec les JO de Los Angeles, organisés par la première puissance mondiale, en 1932, et ceux de Berlin en 1936, dont Hitler et les nazis au pouvoir depuis trois ans en Allemagne entendent faire la vitrine de leur régime. Ils n’y parviennent que partiellement. On se souvient que l’athlète noir américain Jesse Owens obtient quatre médailles d’or au nez et à la barbe de ses concurrents allemands, en particulier de l’une des idoles du régime, le sauteur en longueur Lutz Long, montrant au monde que la prétendue « race aryenne » ne bénéficie d’aucune supériorité physique.
Justement, jusqu’à quel point la politique s’est-elle immiscée dans cet événement sportif ?
E.A. : À partir de 1936, la politique s’invite régulièrement aux JO. Notons que dans l’Antiquité, les Grecs faisaient une trêve pour y participer quand ils étaient en guerre les uns contre les autres. Tel n’a pas été le cas pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle. Ce sont les JO qui se sont arrêtés. Mais il y a surtout eu par la suite des épisodes marquants qu’il faut citer. En 1956, la révolte de Budapest contre la domination soviétique qui a été réprimée de façon violente et meurtrière, connaît un écho aux JO de Melbourne. Le match de water-polo entre Hongrois et Soviétiques y tourne à l’affrontement. Il est tellement sanglant qu’on le retient dans l’histoire sous le nom de « bain de sang de Melbourne ».
Nous avons également tous en tête le poing ganté et levé du Black Power sur le podium du 200 mètres des JO de Mexico en 1968 par les deux Américains, le vainqueur de la course, Tommie Smith et le troisième John Carlos, pendant l’hymne américain, en signe de protestation contre la ségrégation raciale. Le retentissement de cet événement a été d’autant plus fort que ces Jeux sont les deuxièmes Jeux d’été à être diffusés en Mondiovision après ceux de Tokyo quatre ans plus tôt. En 1980, les États-Unis, mais aussi le Canada, la RFA, le Japon, la Corée du Sud et un grand nombre de pays musulmans, boycottent les JO qui se déroulent cette année-là à Moscou pour protester contre l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS six mois plus tôt. Quatre ans plus tard, les pays du bloc soviétique leur rendent la pareille en boycottant à leur tour les deuxièmes Jeux de Los Angeles, la Roumanie de Ceaucescu faisant ici exception…
Avec la Coupe du monde de football, les Jeux Olympiques représentent l'événement sportif le plus suivi. À quel moment ont-ils commencé à bénéficier d’une médiatisation digne de celle d’aujourd’hui ?
E.A. : Précisément à partir de ces JO de Los Angeles de 1984. Nous sommes à une époque de pic du soft power et du capitalisme américain sous le président Ronald Reagan. Pour la première fois, des JO sont entièrement financés par le secteur privé, sans aide publique. Les droits de télévision connaissent alors une croissance exponentielle, la flamme olympique est mise en vente pour être sponsorisée par le plus offrant et certains sites sont financés par des multinationales. J’ai encore en tête la piscine McDonald’s ! La reine et le roi de ces Jeux, l’Américaine Tracey Caulkins et l’Allemand de l’Ouest Michael Groß n’avaient pas dû beaucoup fréquenter la chaîne de fast-food pour réaliser de telles performances. Depuis, l’argent coule sans cesse plus à flots dans les JO. Le seuil des 15 milliards de dollars dépensés a été dépassé aux JO de Tokyo en 2021.
Organiser les meilleurs JO possibles, c’est donc la promesse pour le pays hôte de briller aux yeux du monde entier ?
E.A. : Oui, si les Jeux sont réussis ! Ça l’a toujours été, mais ça l’est devenu davantage encore avec la surmédiatisation et les enjeux de tous ordres dont les JO sont devenus l’objet. On assiste le plus souvent à une surenchère souvent indécente. On se souvient de la polémique sur le coût et le devenir des infrastructures des JO d’Athènes en 2004. Berceau de l’Olympisme, la Grèce s’est sentie un devoir d’organiser des JO grandioses, dépensant sans compter des sommes très au-dessus de ses moyens. Le comité d’organisation n’a pas pensé au devenir des sites et comme le pays a ensuite été frappé de plein fouet par la crise économique, ils ont été pour beaucoup d’entre eux abandonnés. Cela fait mal au cœur ! Les JO organisés quatre ans plus tôt à Sydney, en Australie, constituent le contre-modèle absolu. Indépendamment des performances sportives, ces JO remportent les médailles d’or de la responsabilité environnementale, de l’inclusion et de l’utilisation post-olympique des sites. Un sondage a montré que 96 % de ceux qui les ont vus considèrent qu’ils ont donné une image positive de l’Australie. Un modèle qui fait rêver tous les pays organisateurs.
De manière générale, l’image des JO semble écornée depuis plusieurs années. Est-ce le cas selon vous ?
E.A. : Indéniablement ! Cette abondance d’argent a entraîné, on le sait, la corruption de plusieurs membres du CIO. Les cas de dopage qui ont toujours existé perdurent et ont entraîné récemment l’exclusion de la Russie qui ne va pas revenir de sitôt avec la guerre en Ukraine. Quant aux JO de Paris 2024, ils sont déjà entachés par plusieurs polémiques : le prix très élevé des billets, les mauvaises conditions de travail de certains ouvriers sur les chantiers ou encore le déplacement programmé des SDF en province. Cachez cette misère que nous ne saurions voir ! Tout cela ne donne pas une belle image de ce grand événement planétaire. Quoiqu’on pense de tout cela, espérons que ces JO obtenus par la France après plusieurs échecs donneront une belle image de notre pays et que les polémiques feront une trêve olympique de quinze jours à l’été 2024.