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Découverte de l'exposition Babi Badalov

L'exposition Babi Badalov se tient jusqu'au 25 septembre dans la Galerie Colbert de l’Institut national d’histoire de l’art. Partez à sa découverte avec les organisateurs, Isabelle Ewig et Lou-Justin Tailhades du centre André Chastel.

C'est dans le cadre majestueux de la Galerie Colbert que nous avons rencontré les deux organisateurs de l'exposition dédiée à Babi Badalov : Isabelle Ewig, maîtresse de conférences en histoire de l’art contemporain à la Faculté, membre du conseil d’unité du centre André-Chastel et Lou-Justin Tailhades en master 2 professionnel « L'art contemporain et son exposition » et co-commissaire de l’exposition. Ils ont accepté de nous accompagner dans la découverte et la compréhension de cette exposition singulière.
 

Deux fois par an, les partenaires de la galerie Colbert sont invités à présenter une œuvre ou un artiste de leur choix. Comment avez-vous décidé, pour le centre André-Chastel, de mettre à l’honneur le travail artistique de Babi Badalov ?

Isabelle Ewig : Mon choix s’est porté sur Babi Badalov pour plusieurs raisons. Étant responsable du master 2 professionnel « L’art contemporain et son exposition » Je souhaitais présenter un artiste qui fasse sens pour les étudiants et étudiantes, ce que j’avais pu vérifier lors d’un voyage d’étude avec les étudiants du master pro « L’art contemporain et son exposition » à Rennes où Babi Badalov participait à la Biennale. J’avais ensuite suggéré à une étudiante en master recherche, Élisa Nicot, de travailler sur lui : son mémoire monographique est remarquable. Je suis moi-même très sensible au travail de Babi Badalov en raison de sa pratique du collage, de sa réflexion sur le langage et des nombreuses imbrications de son travail avec l’histoire du XXe siècle. J’ai donc pris contact avec la galerie Jérôme Poggi, qui représente Babi Badalov. J’ai demandé à Lou-Justin Tailhades de m’aider sur ce projet, car il est particulièrement intéressé par la place et le statut des mots dans l’art contemporain.

Lou-Justin Tailhades : L’histoire de Babi Badalov est remarquable et émouvante. Exposer un artiste tel que lui dans un lieu académique constitue un acte fort. Né en 1959 à Lerik, un village en Azerbaïdjan, Babi Badalov a grandi dans une des quinze anciennes républiques de l’URSS. La doctrine du réalisme-socialiste, et son refus, sera fondatrice pour le développement de son œuvre. Il part à Saint-Pétersbourg en 1980 où il se familiarise avec le milieu underground au sein duquel il côtoie la sphère des « Nouveaux Artistes ». Peu après, il doit s’exiler en Californie après la chute de l’URSS, de 1991 à 1993, puis retourne en Russie. Il y découvre un pays transformé par la misère et le racisme. Il connaît par la suite une série d’exil : la Turquie dans les années 2000, le Royaume-Uni en 2006, puis la France en 2008. Il mettra dix ans pour être naturalisé français et bien que très attaché à ce pays, il garde toujours la sensation d’être étranger, et même étranger parmi les étrangers. L’exposition interroge la perte de repère engendrée par un traumatisme, qu’il soit lié à l’Histoire ou à une situation personnelle. Dès lors, le fil rouge, c’est le langage, car Babi Badalov dit être avant tout victime des langues.
 

Cette exposition fait l’objet d’une véritable mise en scène de la part de l’artiste, comment a-t-elle été conçue ?

I. E. : Le Hall Rose-Valland n’est pas un espace initialement conçu pour accueillir des expositions. Une rencontre avec l’architecte de l’INHA, Dominique Pinon, a permis à Babi Badalov de se rendre compte plus précisément de la nature de cet espace, dont il s’est magistralement saisi pour en exploiter toutes les potentialités, mais aussi les contraintes : une lumière vacillante, l’absence de murs blancs, une signalétique très présente. Chacune des œuvres présentées est autonome. Tout l’enjeu a été de les mettre en relation, de créer des résonnances, de les monter en un gigantesque collage. Cette pratique est au cœur même de sa démarche artistique.

L-J. T. : Lors de notre rencontre, Babi Badalov nous a présenté une de ses œuvres intitulée Lost in languages, qui est alors devenue le fil conducteur – et le titre – de l’exposition. C’est un artiste très prolifique et nous avons dû sélectionner une soixantaine de pièces parmi 2500. Ces œuvres devaient également faire écho avec d’autres déjà présentes dans le hall, telles que Another Message de Mircea Cantor ou encore à la présence symbolique de Rose Valland, conservatrice de muée et résistante durant la Seconde Guerre mondiale.

I. E. : L'idée était d'investir le Hall Rose-Valland et la galerie Colbert en travaillant la transparence des baies et les jeux de lumière. Nous avions choisi des œuvres sur le langage, mais l’actualité, à laquelle Babi est très attentif, nous a rattrapés. Il a beaucoup d'amis en Ukraine et il vit cette guerre comme un véritable drame existentiel, ce que l'on perçoit dans des œuvres comme Warman, et History XX et Warriors.

I. E. : Ce lieu de passage permet à tous, passants comme universitaires, de se perdre dans une exposition très visuelle et accessible au plus grand nombre. La Galerie Colbert, qui est une ancienne galerie marchande, est transformée en galerie d’art : nous y avons accroché des œuvres plus immédiates, sur lesquelles on peut voir et lire des jeux de mots à partir de noms d'artistes extrêmement connus. Joseph Beuys devient par exemple Joseph Boys Joseph Girls ! C'est une sorte d'histoire de l'art en accéléré.


Quels effets les œuvres sont-elles censées produire sur le spectateur ?

I. E. : Les œuvres doivent avoir un impact visuel fort, car le Hall Rose-Valland est un lieu de passage. Les gens ne font que le traverser. La pièce inaugurale de l’exposition, I am…, est une sorte d’autoportrait. Nous retrouvons, dans cette exposition, l’ensemble des thématiques chères à Babi Badalov : la diversité culturelle, l’enracinement, la circulation des idées, les positionnements artistiques. Cette exposition a, par conséquent, suscité la curiosité de tous les usagers de l’INHA : étudiants, agents de sécurité, responsables de l’accueil… Tous avaient envie d’échanger avec Babi Badalov !


Lorsque Babi Badalov définit son travail, il emploie le terme « poésie visuelle ». Que signifie cette expression selon vous ?

I. E. : La poésie visuelle de Babi Badalov se situe dans sa manière de dessiner l’écriture. En cela, il s’inscrit dans une longue tradition pictographique et ornementale. L'écriture est extrêmement travaillée et produit de nombreuses formes. Par exemple, dans l'œuvre Warman, le mot war et le mot man sont superposés et produisent ensemble un effet miroir, un reflet qui suppose une sorte d'équivalence entre l'homme et la guerre. On retrouve la même idée quand il remplace les visages humains par des profils de loups.

L-J T. : Même s’il ne se définit pas comme un poète, Babi travaille la langue écrite et la transpose sur des collages, des dessins graphiques en recherchant une forme artistique afin de donner à ses œuvres visuelles une dimension plastique.

I. E. : Il y a aussi une dimension conceptuelle qu’il ne faut pas négliger. Derrière les mots, il y a une densité et une épaisseur qui provient de la vie même de l’artiste. Dans son cas, les concepts ne sont donc pas dénués d’émotion et son art peut, de ce fait, être qualifié d’ emotional conceptual.

L-J T. : L’œuvre entière de Babi Badalov est empreinte de sensibilité. Il aime les rencontres avec les gens, les mots et les matières. Chaque choix de mot ou d’expression est l’objet d’un travail de condensation à partir de ses émotions ou de son histoire personnelle. Il restitue en peu de mots l’essence même de ses émotions qui trouvent, par la suite, écho en chacun de nous.
 

Quelle est la place de la langue et de l’écriture dans son œuvre et quels supports ont été utilisés lors de cette exposition ?

L-J T. : Dans l’œuvre Diffikult Pronunciations, nous pouvons voir des visages qui ouvrent et ferment la bouche comme pour essayer de parler, de s’exprimer. L’image complète les mots. C’est également le cas dans l’œuvre intitulée Please, qui symbolise le mot du migrant, de celui qui demande, qui supplie. Tout le mot est visuellement en train de se prosterner.

L-J. T. : Babi Badalov joue avec les mots, les phrases et il n’hésite pas à les réécrire, les redessiner, les ornementaliser. Il cherche à créer une écriture qui n'est pas seulement une langue mais aussi une forme universelle. Cette recherche de forme est très importante dans son travail.
 
I. E. : On a aussi chez Babi Badalov toute une série de jeux entre les messages, graves, que portent ses œuvres, la légèreté matérielle des pièces textiles, les frontières minces entre écriture, calligraphie et dessin.
 
L-J. T. : Dans l’œuvre Warrior, la couleur rouge sang met en exergue les mots qui peuvent être lus dans différents sens. Ils sont écrits en miroir. Mais au fur et à mesure que l’on se rapproche de la toile, les lettres s’imbriquent les unes dans les autres et il devient de moins en moins évident de les distinguer. À propos des lettres, nous avons d'ailleurs eu comme principe de les faire devenir l'étalon pour disposer les œuvres ensemble. Dans Contemporary Art, c'est le « t » qui permet aux peintures de dialoguer et de se continuer.

I. E. : Le « t » est une lettre importante dans l’œuvre de Babi. Elle est souvent représentée en forme de croix. Il préfère certaines lettres à d’autres…
 
L-J. T. : Babi n’apprécie pas du tout le « g », par exemple !

I. E. : Les lettres de Babi Badalov forment très souvent des visages ou des racines, rappelant les sujets qui traversent son travail, à savoir les questions d'enracinement, d'exil, de culture et de parole.


Babi Badalov est devenu un artiste contemporain incontournable, quel message porte-t-il ou souhaite-t-il nous transmettre ?

I. E. : Dans l’art, il n’y a jamais vraiment de « message ». Il y a plutôt des interrogations et une multiplicité d’interprétations possibles. Les mots de Babi Badalov s’adressent aux spectateurs, ils s’immiscent en nous et agissent sur nous même après coup ; ils nous posent des questions sur ce qu’est l’art et le langage, sur l’état de la société ou encore sur le rapport à l’autre. Ces idées circulent entre les œuvres, dans l’espace d’exposition, mais aussi entre nous. On peut avoir le sentiment que l’œuvre de Babi Badalov est relativement simple et immédiate, mais il faut comprendre que derrière chaque mot, il y a l’expérience d’une vie.

Galerie Jérôme Poggi

Située rue Beaubourg à Paris, la Galerie Jérôme Poggi a été fondée en 2009 par le curateur et historien de l’art dont elle porte le nom, Jérôme Poggi. Elle représente une vingtaine d’artistes internationaux, dont Babi Badalov. Elle est très présente sur la scène artistique internationale, en participant à des foires comme la FIAC (Paris), Armory Show (New York) ou ARCO (Madrid).

 

INHA
Créé en 2001, l’Institut national d’histoire de l’art fédère et promeut la recherche en histoire de l’art et du patrimoine. Il a pour mission principale le développement de l’activité scientifique et de la coopération internationale. Des programmes de recherche associent chercheurs, chercheuses, conservateurs, conservatrices, doctorantes, doctorants, étudiantes et étudiants, l’INHA est placé est sous la double tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et du ministère de la Culture.

Sorbonne Université - Faculté des Lettres
Institut national de l’histoire de l’art
2 rue Vivienne 75002 Paris