Prix Biguet de l'Académie française décerné à Dominique Pradelle
Le prix de littérature et de philosophie "Biguet" de l'Académie française est attribué cette année à Dominique Pradelle, professeur à l'UFR de philosophie, pour son ouvrage : Intuitions et idéalités. Phénoménologie des objets mathématiques.
La réalisation de cet ouvrage est pour moi, à plusieurs titres, une sorte d'acte de résistance
Votre dernier ouvrage se situe dans le prolongement de vos recherches sur la phénoménologie husserlienne et heideggérienne en connexion avec la pensée kantienne sur la philosophie des mathématiques. Il interroge d'ailleurs les présupposés de leurs théories en ouvrant à une phénoménologie régionale, pratiquée au plus près des champs d’objets et située au-delà de l’alternative entre réalisme et idéalisme. Comment avez-vous accueilli la réception de ce prix pour un ouvrage aussi exigeant que le vôtre ?
C’est pour moi un honneur et une agréable surprise que mon ouvrage ait été distingué par un prix décerné par l’Académie française. Un honneur, parce que l’Académie française décerne de tels prix depuis 250 ans et que je me sens l’héritier tard venu d’une longue histoire. Mais une relative surprise, pour la simple raison que mon ouvrage n’est pas d’un accès aisé mais d’une lecture difficile, parce qu’il requiert une double compétence en phénoménologie husserlienne ainsi qu’en histoire de la logique et des mathématiques (ce qui est rarement le cas, en dépit du fait que la phénoménologie husserlienne était au départ centrée sur des questions relatives aux idéalités logiques et mathématiques). Ma surprise s’explique par une seconde raison : il existe aujourd’hui (en particulier dans les milieux politiques) une croyance assez consensuelle selon laquelle les sciences humaines devraient avant tout répondre aux questions qui concernent la société civile et le corps politique, lesquelles sont en général des questions de philosophie morale ou juridique, ou encore de philosophie de la médecine, de la santé et de la technique, mais jamais des problèmes de philosophie purement théorétique ; or mon ouvrage (tout comme en leur temps, du reste, les livres de Husserl et Heidegger, qui n’étaient pas des best seller et ne traitaient pas des problèmes de la société allemande de l’époque) est un livre de philosophie purement théorétique qui interroge le mode d’accès aux objectités mathématiques abstraites et la possibilité d’en avoir une expérience ; à ce titre, il est radicalement hors temps, même si par ailleurs il thématise l’historicité qui est propre à la logique et aux mathématiques. Enfin, je suis fier d’être parvenu à élaborer et achever un ouvrage si exigeant dans les conditions qui, hélas, sont depuis une bonne décennie devenues celles des universitaires en Europe : celle de simples gratte-papier contraints en permanence de rédiger des évaluations et des rapports, de répondre à des appels à projet, de gérer leur laboratoire comme une petite entreprise et de siéger dans d’innombrables commissions et réunions – ce qui tue la capacité d’invention intellectuelle, qui demande du temps et de la liberté d’esprit. C’est donc pour moi, à plusieurs titres, une sorte d'acte de résistance.
Cet ouvrage a également reçu le Prix Jean-Cavaillès 2022.
Résumé de l'œuvre
Existe-t-il des objets idéaux qui réaliseraient les significations, ainsi qu’une forme d’intuition qui les donnerait en personne, comme le fait la perception pour les objets sensibles ? La phénoménologie husserlienne avait tracé un parallèle entre les divers types d’intuition : perception sensible, intuition d’une essence sensible, idéalisation et intuition catégoriale (purement formelle) ; de cette dernière, Husserl a démontré l’existence sans jamais en exhiber les structures. L’objet de cet ouvrage est de mettre en question ce parallélisme entre l’intuition des idéalités et la perception sensible, de pluraliser la notion d’intuition catégoriale (chaque couche de sens de la logique impliquant une forme d’évidence spécifique), et surtout, de substituer à la notion d’intuition celle de remplissement catégorial – analyse polymorphe et gain en intelligibilité, qui possède une structure en abîme et ne quitte jamais le plan des significations pour atteindre celui des objets. On plaide ainsi pour une phénoménologie pratiquée au plus près des champs d’objets, et située au-delà de l’alternative entre idéalisme et réalisme.
Pour Husserl, la perception sensible a le double privilège de donner les objets eux-mêmes, en chair et en os, et de fournir le paradigme de toute autre forme d’intuition. Aussi trace-t-il un parallèle entre les divers types d’intuition possibles : perception des objets sensibles, intuition des essences sensibles, idéalisation donatrice des Idées, et intuition catégoriale des objets formels (comme ceux des mathématiques) – chacune étant donatrice de ses objets propres.
L’objet de cet ouvrage est d’interroger ces présupposés. Y a-t-il une intuition catégoriale qui donne les objets mathématiques de la même façon que l’intuition sensible nous livre les objets perceptifs ? La réponse est négative : la pensée mathématique ne transcende jamais le plan des significations pour atteindre les objets mêmes et, au concept d’intuition catégoriale, il faut substituer celui de remplissement catégorial, qui englobe toutes les procédures possibles d’analyse, de fondation et de validation du sens. L’ouvrage ouvre à une phénoménologie régionale, pratiquée au plus près des champs d’objets et située au-delà de l’alternative entre réalisme et idéalisme.
Lors de sa conférence sur « Le primat de la perception » donnée devant la Société française de philosophie en 1946, Merleau-Ponty s’est vu adresser, de la part de Stéphane Lupasco, cette forte réserve : « je ne vois pas ce que devient le monde mathématique dans un univers où tout n’est que perception » . C’est aussi l’articulation entre perception sensible et donation des idéalités mathématiques qu’interroge l’ouvrage de Dominique Pradelle, en remettant en cause l’univocité du concept d’intuition que Husserl propose dans la sixième Recherche logique. Et de même que, dans sa Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty s’appuyait solidement sur les avancées de la psychologie de son temps, Intuition et idéalités puise dans l’histoire des mathématiques et la philosophie des mathématiques – s’inscrivant notamment dans le sillage des entreprises de Desanti, Hourya Benis Sinaceur et Maurice Caveing – en vue de décider si le concept husserlien d’intuition catégoriale est adéquat pour décrire l’accès aux objets idéaux. Si l’apport philosophique de cet ouvrage se situe ainsi à plusieurs niveaux, son versant proprement phénoménologique, sur lequel nous nous concentrerons ici, a trait à la fois à la lecture critique de Husserl qui y est avancée et à la vision de la pratique et de la méthode phénoménologique qui s’en dégage.
L’enquête de Dominique Pradelle part d’un constat puissant : dans la sixième Recherche logique, Husserl ne caractérise pas l’intuition catégoriale, il ne la décrit pas « en ses structures intrinsèques » (p. 338), mais se contente d’en affirmer la nécessité, sans en dévoiler le fonctionnement. Il s’impose dès lors de combler cette lacune et de tester l’hypothèse husserlienne d’une intuition catégoriale portant sur les idéalités mathématiques. Existe-t-il une intuition susceptible de donner ou de présenter directement ces objets purement formels ? Y a-t-il, en conséquence, une unité et univocité du concept d’intuition, qui lui permette d’exprimer au même titre la donation de l’objet sensible et celle de l’objet idéal ? Et plus généralement, « y a-t-il véritablement une modalité intentionnelle de la conscience qui soit une évidence donatrice des objets généraux » (p. 17) ?
À ces questions, Intuition et idéalités donne une réponse négative : il ne peut y avoir de donation directe et immédiate des objets formels tels que les objets mathématiques. Les notions d’intuition et de remplissement changent donc radicalement de sens quand on quitte l’ordre des objets sensibles pour celui des idéalités (ch. I). Cela impose une « pluralisation des modes d’évidence » (p. 21) et, plutôt que d’intuition catégoriale, il convient de parler d’un « remplissement catégorial » (ch. II) qui s’effectue toujours au moyen de procédures médiates et indirectes, de nature discursive ou démonstrative. Il convient aussi (ch. III) de reconnaître qu’« il n’y a pas de distinction entre objet idéal et signification idéale » (p. 104) : ainsi, parler d’objets mathématiques, ce n’est pas mettre au jour nouvel ordre d’objets, analogues aux objets empiriques perçus dans l’intuition sensible, mais opérer une identification des significations elles-mêmes à des objectités d’un nouveau type, ou une « assimilation entre validation du sens et donation d’un objet » (p. 72). Si l’intuition catégoriale n’est pas la présentation directe d’un objet formel, mais une procédure d’attestation et de validation de lois ou de propriétés, elle représente plutôt un « mixte entre intuitivité et conceptualité » (p. 47). Et puisque son fonctionnement et ses résultats ne sont pas identiques à tout moment de l’histoire de la pensée mathématique, une « historicisation des notions d’évidence et d’intuition » (p. 50) devient impérative.
Une fois ces jalons mis en place, la partie centrale de l’ouvrage se penche sur la stratification ternaire de la logique formelle dégagée par Husserl, afin d’examiner les types d’évidence propres à chaque strate (ch. IV), et d’abord à la strate inférieure qu’est la morphologie pure des significations (ch. V). Car la pensée symbolique elle-même possède « un mode d’évidence propre », que Dominique Pradelle appelle « l’évidence du sens opératoire » (p. 180), en rompant avec la thèse husserlienne d’une confusion foncière de l’ordre symbolique qui le rendrait dépendant d’une validation intuitive. Comme le montrent d’abondantes références à l’histoire des mathématiques formelles (Russell et Whitehead, Richard, Hilbert et Gödel, après la discussion serrée des thèses de Dedekind, Cantor, Carnap ou Frege dans les chapitres précédents), la démarche démonstrative du logicien ou du mathématicien peut être distincte et exacte sans posséder les caractères de l’évidence intuitive et sans se réduire pour autant « à un simple jeu sur des symboles analogues aux pièces du jeu d’échecs » (p. 216).
La question de l’évidence propre à la deuxième strate de la logique formelle qu’est la logique de la conséquence (ch. VI) est celle de l’« attestation des principes logiques » (p. 226) qui, pour Husserl, relevait précisément de l’intuition catégoriale. En proposant de substituer à cette notion celle de remplissement catégorial, Dominique Pradelle souligne qu’un principe logique ne saurait être saisi en lui-même de manière intuitive, indépendamment du « système de formes d’axiomes et de conséquences » auquel il appartient, et donc autrement que par une « procédure médiate » (p. 240) qui prend inévitablement la forme d’une démonstration. Ce faisant, il met également en question l’« absolutisme logique implicite » de Husserl, ou sa foi en « l’unicité absolue des sources logiques de la pensée mathématique », pour lui opposer « la pluralité des systèmes logiques constructibles » (p. 229 et 230). Le fait de renoncer au rêve fondationnaliste du père de la phénoménologie en admettant qu’« il n’y a pas de démontrable total » ou de « sol formaliste absolu » – bref, la mise au jour de l’historicité foncière des champs d’idéalités – aboutit à la formulation d’un « paradoxal pragmatisme transcendantal » qui se situe « au-delà de l’opposition entre idéalisme et réalisme » (p. 254) dans la mesure où il résiste conjointement à l’absolutisation du pôle subjectif et à celle du plan objectif.
L’examen de la logique de la vérité, strate supérieure de la logique formelle (ch. VII), vise ensuite à clarifier le rapport entre apophantique formelle et ontologie formelle, « entre catégories […] de la signification et de l’objet en général » (p. 288), en interrogeant leur supposé parallélisme et la possibilité, admise par Husserl, d’une « conversion des formes syntaxiques de la signification en formes catégoriales de l’objectité » (p. 291). Dominique Pradelle conteste ce logicisme reposant sur un double présupposé de complétude (ch. VIII), ainsi que la dérivabilité de l’ontologie formelle à partir de l’apophantique et de l’objectité mathématique à partir de la logique. C’est ainsi que se trouve relevée l’opposition qui sépare « la praxis théorétique du mathématicien et celle du logicien » (p. 303), en restituant à l’activité du mathématicien « son autonomie et sa puissance d’engendrement propre » (p. 296).
Après ce riche détour qui met en dialogue Husserl avec des théories mathématiques contemporaines (aux noms déjà évoqués, il faut joindre ceux de Poincaré, Cavaillès, Zermelo, Bernays, Löwenheim, Skolem...), le chapitre IX d’Intuition et idéalités retrouve la question directrice de l’intuition catégoriale pour se demander si celle-ci est à même de décrire adéquatement la conscience de nombre ou la manière dont la pensée mathématique est à même de dominer l’infini actuel. Le chapitre X développe ensuite la critique de l’intuitionnisme intrinsèque que l’on peut déceler chez Kant (et chez ses sectateurs plus ou moins lointains, comme Brouwer et Poincaré) ou chez Bergson, et qui renvoie la conscience de nombre à « une forme préexistante de l’intuition (temporelle ou spatiale) » (p. 395). S’opposant aux interprétations intuitionnistes de Husserl, Dominique Pradelle y souligne également la remarquable convergence de la position du phénoménologue et de celles défendues par Couturat et Cavaillès, qui refusent de fonder le nombre sur des actes subjectifs ou de psychologiser l’ordre de l’idéalité mathématique. Mais ces analyses conduisent aussi à admettre la « revanche posthume du néokantisme sur la phénoménologie husserlienne » (nous pouvons songer ici aux critiques que Natorp a adressées à la conception de l’ego des Ideen I, dans le sillage de sa propre méthode « reconstructive »), dans la mesure où, « loin que la conscience mathématicienne soit un eidos transparent, directement et intégralement offert dans l’immanence au regard de la réflexion, elle forme une dimension profonde, transcendante, qui demeure à reconstituer indirectement et hypothétiquement » (p. 410).
C’est alors une vision de l’entendement mathématicien comme Treppenverstand, selon l’expression de Dedekind, que propose Dominique Pradelle : un entendement dont les « niveaux d’explicitation, de formalisation et de démonstration » reflètent les « niveaux propres aux idéalités mathématiques elles-mêmes » (p. 426). Ce sont aussi ces derniers qui prescrivent, en définitive, les « niveaux et structures du remplissement catégorial » (ch. XI). Ce type de remplissement ne partage, au bout du compte, avec le paradigme perceptif de l’intuition (réglé sur la perception externe) que le caractère téléologique et la « structure infinitaire » (p. 437) : c’est ainsi qu’est parachevé le « glissement de la compréhension du remplissement depuis le modèle clos de la donation en personne de l’objet vers le modèle ouvert et stratifié d’un remplissement relatif, comportant des niveaux et demeurant sur le plan signitif » (p. 438). En outre, puisque tout objet catégorial « s’inscrit dans un champ d’idéalités » et ne peut être visé ou attesté sans que le domaine auquel il appartient soit également rendu manifeste, « la structure d’horizon catégoriale prime sur la singularité catégoriale » (p. 454) et un certain « holisme » (p. 448) s’avère incontournable : la visée catégoriale de singularités se fonde sur celle de généralités, et c’est à une « saisie de relations » (p. 465) que nous avons à faire à la place de la donation d’objets. C’est pourquoi « la phénoménologie des mathématiques n’est rien moins qu’une phénoménologie de la donation » (p. 501) et invite à brosser, de manière inattendue, le portrait d’un Husserl davantage leibnizien que cartésien.
Loin d’avoir une portée locale et limitée, les thèses défendues dans Intuition et idéalités ont de vastes implications relatives au sens de la méthode et de la pratique phénoménologique. Comme Dominique Pradelle l’avoue à la fin de son Introduction, il s’est agi pour lui de suivre une suggestion orale de Desanti : « emboîter le pas à Husserl », c’est-à-dire, « tâcher d’en prolonger l’effort de pensée » (p. 51). En outre, se nourrissant des résultats de ses travaux antérieurs, notamment Par-delà la révolution copernicienne (2012) et Généalogie de la raison (2013), l’ouvrage propose « une application, au champ des idéalités mathématiques, du principe anticopernicien selon lequel [pour citer le § 22 des Méditations cartésiennes] “tout objet en général […] prescrit une structure de l’ego transcendantal” » (p. 132). Ainsi, loin d’être la source de la légalité du champ mathématique, le sujet est le produit de « l’intériorisation d’un ensemble de procédure symboliques » (p. 170). C’est alors l’historicité du sens, ou la Sinnesgeschichte, qui « commande en retour celle de la subjectivité », ce qui ouvre la voie à une enquête complémentaire sur la constitution ou « l’origine du sens » (p. 520).
Qui plus est, s’agissant des objets idéaux dont s’occupent les mathématiques, le phénoménologue se trouve contraint d’avancer sur le terrain d’un savoir spécifique et d’épouser une « forme de rationalité régionale » (p. 52) et « oblique » (p. 51). En cela, la méthode phénoménologique prônée par Dominique Pradelle – celle d’une « phénoménologie régionale » qui « procède de bas en haut » (p. 466) – nous paraît singulièrement proche de celle pratiquée par Merleau-Ponty (du moins de la Phénoménologie de la perception aux articles regroupés dans Signes).
Biographie de Dominique Pradelle
Ancien élève de l’École Normale Supérieure, Dominique Pradelle, après avoir enseigné comme maître de conférences à l’Université de Bordeaux (1998-2000), à l’Université Paris-Sorbonne (2000-2010), puis comme professeur des universités à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand (2010-2013), est depuis 2013 professeur de philosophie à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université, et directeur des Archives Husserl de Paris (UMR 8547 : Pays germaniques).
Ses travaux portent essentiellement sur la phénoménologie husserlienne et heideggérienne en connexion avec la pensée kantienne, sur la philosophie des mathématiques et l’esthétique musicale. Il a publié L’archéologie du monde (Dordrecht, Kluwer, 2000), Par-delà la révolution copernicienne (Paris, Puf, 2012) Généalogie de la raison (Paris, Puf, 2013) et Intuition et idéalités. Phénoménologie des objets mathématiques (Paris, Puf, 2020). Il a dirigé la traduction d’œuvres d’Adolf Reinach (Phénoménologie réaliste, Vrin, 2012), et codirigé les collectifs Penser avec Desanti (avec F. Sebbah, Mauvezin, TER, 2010), Phénoménologie transcendantale : monde, structures et objets de pensée (avec J.-F. Lavigne, Hermann, 2016), Descartes et la phénoménologie (avec C. Riquier, Hermann, 2018), Husserl. Phénoménologie et fondements des sciences (avec J. Farges, Hermann, 2019), et Édifier un monde. La notre d’Aufbau chez Carnap et en phénoménologie (avec J. Farges et J.-B. Fournier, Presses de la Sorbonne).