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Rencontre autour du dernier ouvrage dédié à Marcel Proust "Illustrer Proust : L’art du repeint"

À l’occasion de la sortie de l’ouvrage "Illustrer Proust : l’art du repeint" aux éditions Sorbonne Université Presse, Emily Eells, Élyane Dezon-Jones et Jérôme Bastianelli analysent les différentes représentations visuelles de Proust et de ses œuvres.

Sorbonne Université Presse est allé à la rencontre d’auteurs qui ont tous en commun d’avoir consacré une partie de leurs recherches à Marcel Proust et aux différentes représentations visuelles qui lui ont été consacrées. Illustrer Proust : l’art du repeint est un ouvrage co-écrit par Emily Eells, professeure à l’Université Paris Nanterre et Élyane Dezon-Jones, professeure émérite à l’Université de Washington. Jérôme Bastianelli a écrit la postface d’Illustrer Proust. Il est également le président de la société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray, et l’auteur de l’ouvrage Les années retrouvées de Marcel Proust.

Dans une actualité éditoriale foisonnante en 2022 comment voyez-vous la spécificité de vos œuvres ?

Emily Eells et Élyane Dezon-Jones : Aucune étude de la manière dont l'œuvre de Proust a été illustrée n’avait été publiée jusque-là et l’évolution du rapport texte/image et des attentes du lectorat au XXe siècle nous a paru un sujet original et digne d’intérêt. Nous avons voulu faire connaître les illustrateurs et illustratrices restés dans l’ombre, bien qu’ayant contribué de manière significative à l’histoire de l’illustration de la Recherche. Notamment Hermine David, la première à illustrer les œuvres complètes de Proust en procurant 18 frontispices pour la collection « La Gerbe » de Gallimard en 1929-1936. Encore plus inconnue est la série de dix dessins exécutés par Barbara Zazouline et destinés à une édition illustrée d’Un amour de Swann, qui fut réalisée en fin de compte par Pierre Laprade, en 1930. À ces anciennes illustrations s’ajoutent des nouveautés, parfois insolites comme les chaises d’Anthony Guerrée qui représentent les différents personnages du roman, ou le grand tableau blanc de Raphaël Denis qui n’est autre, en fait, que le scan de toutes les pages de la recherche.

Jérôme Bastianelli : Même si j’ai essayé de faire en sorte que mon livre soit le plus plausible possible, en appuyant le récit sur des événements réels de la vie politique, littéraire, artistique, des années 1920-1930, Les Années retrouvées de Marcel Proust constitue une sorte de fantaisie : imaginer ce qu’aurait pu être la vie de l’écrivain s’il avait vécu vingt ans de plus. Ce fut aussi, pour moi, en l’écrivant, et je l’espère aussi, pour une grande partie de mes lecteurs, une forme de consolation du fait que ces années supplémentaires ne lui aient pas été accordées. Suggérer ce qu’il aurait pu écrire, qui il aurait pu rencontrer, où il aurait pu s’établir, est enfin un moyen détourné de mieux percevoir qui il fut vraiment, selon ce qu’on sait de lui, grâce à sa correspondance et aux biographies qui lui ont été consacrées. Même si cette idée d’un Proust évoluant dans l’entre-deux guerres est déjà présente dans de courts textes de Jacques-Emile Blanche et Jean d’Ormesson, il me semble que la modeste réponse que je propose est un point singulier au sein de la bibliographie de cette riche année 2022.
 

Le cinéma, puisqu’il allie visuel et musique, est-il le meilleur moyen d’illustrer Proust ou a-t-il échoué ?

Emily Eells et Élyane Dezon-Jones : On constate plutôt un échec dû au manque de transposition du style de Proust et d’une vision empathique de son œuvre. Les adaptations cinématographiques ont donné lieu à une forme d’illustration dérivée, car certains éditeurs utilisent des images tirées de films pour orner les couvertures des volumes de la Recherche. Ainsi, le portrait de Jeremy Irons qui flirte avec Ornella Muti sur la couverture de l’édition Folio d’Un Amour de Swann rappelle l’astucieux choix de ce comédien britannique pour incarner le rôle de l’anglophile, Charles Swann.
Si les adaptations cinématographiques de la Recherche sont en deçà du texte de Proust, le film de Luchino Visconti basé sur la nouvelle de Thomas Mann – Mort à Venise –  nous semble en être, malgré elle, une transposition superbement réussie. Le cinéaste recrée l’esthétique et l’ambiance de la Belle Époque dans un enchaînement d’images traçant la poursuite du désir, traquant la maladie et la mort, qui s’harmonise avec la bande sonore envoûtante des symphonies de Mahler.

Jérôme Bastianelli : Chacun aura sa propre réponse, selon la manière dont il appréhende A la recherche du temps perdu, et ce qu’il attend du cinéma. Je ne pense pas qu’il s’agisse du « meilleur moyen », cependant, même si ce n’est pas un moyen à écarter. D’ailleurs, dans mon roman, Proust est adapté au cinéma, de son vivant, par René Clair… En ce qui concerne les « vraies » adaptations, celles que nous pouvons connaître sont fort différentes, ce qui illustre la multiplicité des approches de l’œuvre de Proust. Nous avons une plaisante version, assez littérale, que j’aime beaucoup, de Nina Companeez, une version plus ésotérique, plus rêveuse, de Raul Ruiz, et une version plus sophistiquée, plus crue aussi, parfois, de Volker Schlöndorff : ce sont là trois réponses intéressantes.
 

Comment illustrer Proust comme personnage ?

Emily Eells et Élyane Dezon-Jones : Les illustrations de Proust se fondent presque toujours sur des photographies de l’auteur à différents âges de sa vie, voire sur son lit de mort. Retoucher la photographie, ou l’inclure dans un collage permet de marquer le temps qui passe, et l’évolution de l’image que nous avons de l’auteur devenu personnage.  La caricature accentue ses traits, l’associant souvent avec le temps – comme Gus Bofa qui le montre penché sur son travail d’horloger, ou alors avec l’iconique tasse de thé accompagnée d’une petite madeleine. C’est peut-être Emilio Grau-Sala qui a fait le portrait le plus accompli de Proust, dans sa dernière illustration du Temps retrouvé. Il positionne le spectateur au-dessus du lit de l’auteur, la vue plongeante est centrée sur la feuille de papier où sont écrits le titre de l’œuvre et le mot « fin ». On ne voit que les mains de l’écrivain et son écriture, tout en partageant ce qu’il regarde devant lui.

Jérôme Bastianelli : Vous voulez dire, comment illustrer le Narrateur ? Sans doute - et même si l’on sait qu’il ne s’agit pas de Proust, parce qu’A la recherche du temps perdu n’est pas une autobiographie - en lui donnant les traits de Proust, faute de pouvoir lui en donner d’autres.
 

Proust et le narrateur ont-ils échappé à Proust lui-même ?

Emily Eells et Élyane Dezon-Jones : Les personnages finissent toujours par échapper à leur auteur, Pro captu lectoris habent sua fata libelli (« Selon les capacités du lecteur, les livres ont leur propre destinée », Terence).  Et Proust d’en dire autant : « l’un des grands et merveilleux caractères des beaux livres, c’est que pour l’auteur ils pourraient s’appeler ‘Conclusions’ et pour le lecteur ‘Incitations’. » Son narrateur est « fugitif » comme l’indique le titre d’un gros plan de notre ouvrage mais Proust l’a voulu ainsi. Ce qui lui a échappé, finalement, c’est « l’ampleur du plan de l’architecte » à qui il se compare, l’accroissement constant d’un texte auquel il a travaillé jusqu’à la fin de sa vie, sans avoir assez de temps pour l’achever vraiment, le rendre définitif.

Jérôme Bastianelli : Je ne pense pas que quoi que ce soit ait échappé à Proust dans son œuvre ; tout y est si savamment construit, pensé.
 

Pourquoi avoir choisi un éditeur universitaire ?

Emily Eells et Élyane Dezon-Jones : Nous sommes universitaires et avons fait confiance à la rigueur de l’édition de Sorbonne Université Presses : notre ouvrage a bénéficié d’un vrai travail éditorial, dépassant très largement de simples conseils sur notre texte. Notre éditeur Sébastien Porte l’a relu très attentivement et ses corrections et suggestions l’ont certainement amélioré. Publier dans la collection « Histoire de l’Imprimé » nous a permis de nous adresser en même temps aux spécialistes et à un lectorat plus large. Nous souhaitions offrir au public un ouvrage qui veut être savant mais reste accessible à tous et à toutes, un beau livre à lire et aussi à regarder.

Jérôme Bastianelli : Il m’a semblé que le choix éditeur universitaire renforçait le jeu sur le caractère faussement authentique de mon texte, en le faisant apparaître comme une sorte de troisième tome à la biographie de Proust.

Une exposition dédiée aux illustrations de l'ouvrage Illustrer Proust : l’art du repeint se déroulera du 9 au 28 novembre 2022 à la Maison de la Recherche.

Sorbonne Université - Faculté des Lettres
Maison de la recherche
28 rue Serpente 75006 Paris